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Der Untergang des Abendlandes (1/3)

Hymne à la croissance

Par Christopher Murray

On a pas que de l'amour…

Dandy de grand chemin

Aristocrate, catholique, antisémite, le Marquis de Morès (1858-1896) sentait déjà le soufre en son temps. Tenant à la fois de l’antique homme d’honneur et de l’homme d’action moderne, paladin chevauchant en plein siècle industriel, il collectionna les aventures – économiques, coloniales, politiques - et les échecs – jusqu'une mort épique, seul contre tous, en plein désert. Le soleil est toujours seul – et briller est une grosse affaire.

Son biographe et admirateur, Charles Droulers, qui le connut, décrit ainsi l’aura qui se dégageait de lui : « Quand Morès apparaissait dans une réunion publique, parmi les gars de la Villette, les tisserands du Nord ou les colons d’Algérie, il enlevait tous les cœurs. Nous savons tous qu’en France le peuple est républicain. Il reste, cependant, très sensible au prestige d’un beau gentilhomme qui a de l’allure, du panache, un passé d’aventures, qui est franc, généreux, et dans lequel il reconnait, non un ambitieux vulgaire, mais un véritable ami, et un chef prêt a risquer sa peau. »

Il est vrai qu’Antoine-Amédée-Marie-Vincent Manca de Vallombrosa, marquis de Morès et Montemaggiore, avait de qui tenir. Depuis l’Espagnol don Pedro Manca qui conquit la Sardaigne pour le Pape en 1322 jusqu'à son père Richard qui explora les Indes, la famille donna de nombreux soldats, prélats et corsaires. Sa mère est fille du duc des Cars, fameux conquérant de l’Algérie. Morès répétera souvent : « Ma naissance ne me confère aucun privilège. Elle me donne de grands devoirs. » Si privilèges il eut, richesse, renom, il les brûlera tous au feu de l’action.

Enfant terrible tel Du Guesclin, le petit Antoine organise de vraies batailles rangées avec les garçons du Midi où il vit. D’une intelligence précoce et d’une mémoire étonnante, à dix ans il sait couramment l’anglais, l’allemand, l’italien. Il prépare Navale, puis Saint-Cyr où il est admis en 1877 – condisciple de Philippe Pétain et Charles de Foucauld. Comme ce dernier, il intègre après deux ans l’école de cavalerie de Saumur. Saumur ! Le rêve de tout jeune Français qui veut chausser les éperons de Murat et de Lassalle ! Il y partage sa chambre avec Charles de Foucauld – tout aussi dandy que lui, fantasque et follement dépensier. Leurs frasques leur valent de rivaliser dans la collection des jours d’arrêt.

« Leur chambre, écrit le général Laperrine dans ses Étapes de la conversion d’un hussard, devint célèbre par les excellents dîners et les longues parties de cartes que l’on y faisait pour tenir compagnie au puni, car il était bien rare que l’un des deux occupants ne fût pas aux arrêts. »

« Mais cette vie facile, ce climat sans rigueur, ce pays vieillot, arpenté, loti, où il n’y a plus rien à entreprendre, ne peuvent satisfaire les deux jeunes gens. Déjà ils perçoivent l’appel qui les attire vers les continents vierges, inexplorés, vers les espaces illimités, où des tâches surhumaines, des destins éclatants les attendent. Au-dessus des maisons, des clochers et du fleuve, leur regard suit, là-haut, les blancs nuages, les merveilleux nuages, ces eternels pèlerins dont ils imiteront la course vagabonde. »

En 1880, au sortir de Saumur, la vie les sépare pour toujours. Antoine est cuirassiers à Maubeuge, Charles hussard a Pont-à-Mousson. Une décennie plus tard, depuis la Syrie, a la veille de renoncer définitivement au monde, Charles écrira a son ami une lettre émouvante : « Mon cher Antoine, Depuis près de deux ans que je suis novice a la Trappe, le jour approche où je prononcerai mes vœux. Je tiens à te l’annoncer, a toi, mon vieil ami, toi a qui mon cœur est resté si chaudement dévoué… »

Maubeuge, puis Lunéville… La vie de garnison l’ennuie, et dès 1881, il démissionne, pour épouser l’an suivant une belle Américaine, Mlle Medora de Hoffman. Entre le Méditerranéen athlétique et la blonde aux yeux noirs, c’est le coup de foudre…

L’empereur des Bad Lands

La même année, le marquis et la marquise de Morès débarquent à New-York. Son beau-père, grand banquier, initie l’officier de réserve aux secrets du métier. Mores se passionne pour les questions économiques et financières. Mais, cavalier hors pair et fin tireur, il a vite besoin d’action. Son cousin le comte de Fitz-James revient de chasses dans le Dakota avec des récits propres à enflammer l’imagination. Le Grand Ouest ! Le Far West ! Un beau matin de 1883, Morès part pour l’Ouest, en éclaireur, seul avec son homme de confiance, William Van Driesche. A la limite du Montana et du Dakota, sur le Little Missouri, les cartes portent une inscription succincte, « Bad Lands », les « mauvaises terres » - nom que leur donnèrent les explorateurs français du dix-huitième siècle.

« Ce sont des collines de toutes formes et de toutes couleurs, des falaises à demi éboulées, des cônes, des pyramides des obélisques. On y rencontre des gorges profondes non loin de vallées souriantes. Le sol est par endroits brûlé et calciné. Quand on creuse, on trouve alternées des couches d’argile et de charbon. Ce charbon s’est consumé par places. Il en est résulte des vides puis des écroulements. C’est the strangely fascinating desolation of the bad lands. » Enfin, l’herbe pousse et on peut y vivre. Morès parcourt la région à cheval et juge qu’elle se prête à l’élevage. Aussi loin que porte le regard la solitude est complète. Il écrit a un ami : « J’aime ce pays parce que l’on peut s’y promener sans marcher sur les pieds de quelqu’un. »

Dans ces terres vierges, il achète une belle concession au gouvernement qui s’étend des deux côtés du petit Missouri et de ses affluents. De cette façon, il obtient un contrôle presque seigneurial sur la contrée. Ce qui n’est pas pour plaire aux locaux, jaloux de ses droits sur l’eau… Un samedi, jour de marché, où les hommes de la prairie se rassemblent a Little Missouri, un cowboy d'un ranch rival, au milieu d’un groupe échauffé par de copieuses libations, harangue les chalands contre les Français qui viennent créer des privilèges dans ce pays d’égalité. Tumulte ! Haro sur l’étranger ! Les Vigilantes, qui font la loi au Far West, lui envoie la fameuse carte au crâne et tibias croisés, marquée du chiffre 7-11-77 et qui signifie : « Décampez sous vingt-quatre heures, sous peine de mort. » Sur l’avis de ses employés, Van Driesche et deux cowboys, Morès se rend à l’Office Land de la ville de Bismarck. On lui conseille de quitter le pays… Morès s’y refuse absolument.

Le soir même, lorsque le train de la Northern Pacific s’arrête a la gare de Little Missouri, Morès, le fusil au poing. Personne ne l’attend. Il rejoint sa cabane sur ses terres. La nuit tombe, tout le monde s’endort.

Soudain, c’est la fusillade ! Les balles fusent dans la cabane ! Les assiégés s’abritent comme ils peuvent de leurs ennemis invisibles. Au petit matin, Morès envoie un de ses cowboys querir du secours. L’homme file jusqu'à la gare entre les balles qui sifflent et télégraphie au shérif de Bismarck. Quelques heures plus tard, le shérif, accompagné d’un « posse » de vingt hommes assermentés et armés jusqu’aux dents prend un train spécial pour Little Missouri, porteur d’un mandat d’arrêt. Les agresseurs prévenus par des complices leur préparent un accueil musclé a la gare : avant d’avoir eu le temps de dégainer, la troupe est braquée par les cowboys qu’elle venait arrêter. Sous la menace du fusil, le shérif est forcé d’entrer au saloon. Là, ils se font servir des whiskys, les boivent a sa santé, lui jettent a la figure les dernières gouttes, sautent sur leurs chevaux et s’enfuient au galop.

Mais, ayant quitté sa cabane par un ravin, Morès les attendaient au tournant avec un de ses hommes. Ils surgissent soudain, mettent en joue les cavaliers et les somment de se rendre. Les cowboys dégainent et la fusillade commence. Les chevaux s’écroulent, la poussière mêle ses volutes à l’acre fumet de la poudre, un homme est abattu, les autres se rendent.

Le procès n’a lieu qu’en 1885. La ville se passionne pour l’affaire et se divise entre partisans du marquis et amis des cowboys. Morès et ses compagnons, reconnus en état de légitime défense, sont acquittés. Dehors, une foule hostile les attend. Un juré fait passer un revolver chargé au marquis et c’est l’arme au poing qu’il quitte le tribunal, tenant ses adversaires en respect…

En attendant, Morès n’a pas chômé. Il s’est fait bâtir une grande maison d’où il domine la plaine. Il a fait venir la marquise de New York avec un plein train d’affaires, sans oublier un grand choix de fusils, revolvers et munitions. Puis il achète de nouveaux terrains proches du chemin de fer et crée une ville qu’il baptise du nom de sa femme : Medora, et y imprime un journal, le Bad Lands Cow-boy. Aujourd’hui une statue y commémore encore le marquis.

Il parcourt la plaine à cheval, coiffé du feutre à larges bords des cowboys, vêtu d’une chemise rouge et d’une culotte en cuir enfoncée dans de hautes bottes, sans oublier la carabine et un ou deux revolvers attachés a sa ceinture. « He went armed like a battleship » (Il était armé comme un navire de guerre), écrit un témoin. Souvent la marquise l’accompagne, franchissant les prairies au galop, une plume d’aigle a son chapeau et le fusil suspendu a la selle. Très féminine, « a womanly woman », elle aime la chasse et le cheval, et aux dires de Morès est un meilleur fusil que lui : élans, bisons, daims le gibier ne manque pas. Elle l’accompagne souvent à la chasse à l’ours sport périlleux s’il en est, abattant les bêtes à bout portant et rapportant plus de trophées que son mari. Fatigué du fusil, un jour Morès décide de chasser l’ours au poignard. Ainsi, armé seulement d’un couteau, il se poste à l’affut près du cadavre d’un vieux cheval. L’ours arrive, Morès fond sur lui et le poignarde sans une égratignure.

Les premières années passent, les premiers enfants naissent. Les journaux américains trouvent en Morès un formidable sujet d’articles, et tirent sur lui des machettes sensationnelles : « A titled cowboy » ; « A blue-blood ranchman » ; « The monarch of Montana Lands » ou encore « O tempora, O Morès ! » Il a, pour circuler, un wagon spécial, un « palais sur roues », avec salon, sleeping, cuisine, office, salle de bains, etc., et est reçu partout comme un personnage officiel. Mais le marquis monte avec une selle anglaise les animaux les plus rétifs « bucking horses » comme disent les cowboys, et se lance avec témérité à la poursuite des voleurs de chevaux. « Je ne dois mourir qu’une fois ! », dit-il.

A 26 ans, Morès a organisé une immense exploitation de 300 employés, fondé une ville, et ses troupeaux de bœufs couvrent la prairie. Il ouvre des abattoirs ainsi qu’une ligne de diligence puis décide de révolutionner la distribution de la viande : il ouvre de grandes boucheries rouges dans les principales villes d’Amérique où il envoie directement sa marchandise par wagons frigorifiques – ayant créé une compagnie ad hoc. « Du ranch a la table », tel est son credo. Las, les magnats du Beef Trust s’entendent à ruiner par tous les moyens, même légaux, et surtout déloyaux, ce concurrent importun.

De l’Extrême-Orient à l’extrémisme politique

A 28 ans, son projet liquidé, il rentre a Paris, puis part aussitôt en 1887 pour les Indes y mener quelques folles parties de chasse en compagnie du prince Henri d’Orléans, le fameux explorateur. Dans les marécages inviolés des Sunderbunds, vastes jungles noyées, ils traquent le tigre en prenant des risques insensés, malgré les conseils du vice-roi des Indes. Puis, rejoints par la marquise, ils font une nouvelle expédition de chasse au Népal. Chemin faisant, il garde un œil sur la politique internationale et étudie comment soulever l’Inde contre les Anglais a partir de Pondichéry…

Sur le paquebot qui le ramène en France, en 1888, d’anciens camarades de Saint-Cyr lui racontent leur récente campagne du Tonkin. Aussitôt, notre héros sans emploi échafaude des plans grandioses. Penché sur les cartes, il conçoit un projet de grande ampleur : ouvrir une voie ferrée à travers le Tonkin, de la baie d’Along au Yunnan. Rentré à Paris, il présente son idée au ministre des Affaires étrangères et a celui des Colonies. Il obtient des soutiens, et s’embarque aussitôt. Décembre 1888, sa caravane quitte Hanoï pour une exploration préparatoire de plusieurs semaines, qui relève de l’aventure extrême. Pirates, fièvres, tigres et reliefs inhumains ne l’empêchent pas d’avancer et de reconnaître le pays. A son retour à Hanoï, le projet enthousiasme Richaud, résident général. Mais un gouvernement hostile vient d’être élu. Son prédécesseur Constans, ex-gouverneur de l’Indochine, dont la corruption a été dénoncée par Richaud, vient d’être nommé ministre de l’Intérieur. La concession est refusée à Morès et Richaud est révoqué. Il s’embarque sur le Calédonien avec assez de papiers compromettants pour faire tomber Constans. Un matin, on le trouve mort dans sa cabine. Le cadavre est aussitôt cousu dans un sac et jeté à la mer. A l’arrivée du paquebot a Marseille, un fonctionnaire vient prendre possession des papiers du gouverneur Richaud et les met sous scellés.

Parti du Tonkin au printemps 1889, Morès revient à Paris bien décidé à faire payer Constans. Mais ce dernier vient de sauver la République en faisant tomber Boulanger : il est l’homme fort du moment. C’est un homme à poigne, il crée une sorte de corps de policiers-janissaires pour les coups tordus, la « brigade politique ». Contre ces pratiques d’hommes de l’ombre, Morès lance le débat public. Munis des révélations de Richaud et d’autres documents, il commence le bras de fer par des lettres ouvertes, des proclamations et articles dans les journaux, avides de ce genre d’affaires. Constans se présente à la députation dans sa ville de Toulouse en septembre. Morès s’y rend pour soutenir son concurrent boulangiste. Constans envoie des assommeurs armés attaquer leurs meetings et molester les orateurs. Un jour, Morès doit sortir un revolver pour se tirer d’affaire et est aussitôt arrêté par des policiers aux ordres. Le juge le libère avec cent francs d’amendes et une absurde leçon : « Mieux vaut se laisser assassiner que de violer la loi. » Mis en ballotage, Constans passe au second tour. Morès n’est pas homme à lâcher sa proie. En cette période d’ébullition des théories et des partis les plus divers, il entre en politique et lance le « socialisme révisionniste » et une campagne antisémite bien de son temps. Selon lui, « Rothschild et compagnie » sont aux commandes et trahissent le peuple pour l’argent. Proche des ouvriers, des prolétaires, il sacrifie tout à son combat douteux, se lie avec Édouard Drumont, Jules Guérin et autres aventuriers politiques - et se brouille avec sa famille et ses relations qui désavouent ses idées hardies et ses mauvaises fréquentations. Il fréquente les anarchistes, les socialistes, les boulangistes, les royalistes, et tous les autres « istes » en rupture de ban, mais surtout le petit peuple de Paris, des bouchers de la Villette aux cochers de l’Urbaine qu’il soutient dans leurs grèves. Ils s’en souviendront et lui voueront jusqu'à la mort une brûlante admiration. Il est assisté de Gaston Vallée, ouvrier serrurier et candidat aux élections municipales à la Villette, très répandu dans les milieux populaires. Ce dernier a la langue bien pendue et met le public en joie : « J’ai été à l’école dans les bois, mais cela ne m’empêche pas de prendre en pitié toutes ces divisions de partis socialistes, possibilistes, boulangistes, froussistes et autres fumistes. » Le marquis ouvre un bureau de campagne, crée un journal, puis un autre, fonde la ligue antisémitique, monte des projets de crédit ouvrier et de coopératives, embrasse Louise Michel, la « Vierge noire de l’anarchie »… « Je ne suis pas anarchiste, dit-il, mais je comprends la colère et la révolte des anarchistes, je connais et je plains la misère et la souffrance de beaucoup d’entre eux. » Ses propositions sociales effarouchent les gros industriels aussi bien que les politiciens en place. Il multiplie également les duels et les arrestations, collectionne les séjours en prison. C’est l’époque où la troupe tire sur les grévistes et les manifestants. L’époque aussi des gros scandales – Panama en 1893. Après Constans, c’est alors Clemenceau que Morès va traquer jusque dans son fief du Var – victorieux, cette fois, car le député est défait. Mais ces campagnes rocambolesques le laissent sur sa faim. Ce qu’il veut, c’est la vraie, la grande, la haute aventure.`

Reconnaissances africaines

A cette époque, l’Algérie française a deux façades : l’une sur la Méditerranée, le grand lac latin bien connu, l’autre sur le Sahara, qui longtemps passa pour infranchissable. Du jour où il apprend que, de l’autre côté du désert, se trouvent des royaumes inconnus, et que, dans le désert même, existent des peuples guerriers qui cachent derrière leurs voiles le mystère de leurs origines, sa curiosité s’allume, son imagination s’enflamme un élan irrésistible le conduit. Se précipiter cers cette Afrique enflammée, et rouge encore du sang de tant des explorateurs et des missionnaires massacrés, tel est le rêve qui hante ses jours et ses nuits. Il a un projet, fou, grandiose, impossible. Depuis le Sud algérien, traverser le désert, rejoindre le Mahdi qui guerroie contre les Anglais sur le Haut-Nil puis, de là, prendre pour objectif le lac Tchad. Une expédition de milliers de kilomètres défendus par l’aridité, le climat, l’immensité – et les hommes, guerriers, pillards, bandits. L’idée de Morès est de s’appuyer sur l’islam. Une initiation s’impose. Un vieil « Africain », le colonel-prince Ludovic de Polignac, écrit d’Alger au marquis de Morès : « Je serais heureux de vous voir ici en Algérie. C’est le cadre d’une grande activité. On y a, sous la main, le plus puissant levier qui existe au monde, l’Islamisme… Il y a beaucoup à faire et pas un moment à perdre. »

Morès n’hésite pas. En décembre 1893, il débarque à Alger, et frappe à la porte du « bordj Polignac ». Enveloppé d’un burnous brun, visage ascétique, moustache militaire, le vieil aristocrate le reçoit, lui décrit les grandes heures de la conquête algérienne, critique la médiocrité de la colonisation française et expose son projet d’une alliance de la France avec l’Islam contre l’Empire britannique. Il voit en Morès, trente-cinq ans, plein de force et de jeunesse, un fils spirituel à qui passer le flambeau : « Sous le burnous indigène, vous reconnaîtrez vous-même ce qui se passe dans cette zone frontière du désert où notre administration semble avoir apporté plus d’erreurs que la nature n’y a mis de mirages. »

Mais Morès n’a pas la patience de réfréner sa flamme combative. Les Français d’Alger, qui enverront 4 ans plus tard Edouard Drumont à la Chambre des députés après des émeutes antisémites, sont selon lui mûrs pour un soulèvement politique. En février 1894, Morès lance dans toute la colonie une violente campagne antisémite et fonde la ligue socialiste antijuive. Réunions, conférences et meetings monstres se succèdent, comme aux arènes de Bab-El-Oued où dix mille personnes viennent entendre le tribun : « Donnez aux Arabes la terre, la justice et le Coran, et marchez avec eux, avec l’Algérie comme base, à la conquête pacifique de l’Afrique ! »

Janvier 1895, Morès et Polignac sont en reconnaissance dans le Sud algérien. Il est temps de préparer l’expédition, mais pour cela il faut d’abord revenir en France. Fin 1895, Morès retourne à Alger. Il fait la tournée des popotes aux portes du Sahara où sévit la famine. Il s’agit de s’assurer du soutien des militaires en place. Sa caravane le mène de poste en poste au rythme lent des méharis. Le 4 janvier 1896, il arrive au Souf, centre du commerce des dattes. Pays singulier où les maisons de plâtre séché, sans charpente, ressemblent à des ruches. Il écrit à son fils Louis : « Quand un Soufi plante un jardin, il tresse une claie de roseaux autour, et creuse un puits (car il y a de l’eau partout). Le vent amène le sable contre la claie. Le Soufi en met une autre et le mur monte. Quelquefois les palmiers sont dans un trou d dix à douze mètres de profondeur. En été, quand le vent se lève, le sable passe par-dessus le mur et inonde le jardin. Toute la famille arrive avec des paniers et enlève le sable. S’ils ne vont pas assez vie, le jardin est recouvert. Ce travail est une jolie image de la vie. Il faut toujours lutter pour ne pas être submergé. » Il continue sa reconnaissance et décrit ses impressions : « J’ai vu, depuis mon arrivée en Afrique, des choses qui m’ont convaincu que le monde musulman, et en particulier le monde arabe, est en gestation d’un mouvement profond que la France dirigera, aidera, utilisera, ou dont elle subira les désastreuses conséquences. » Certains officiers partagent la vision grandiose, d’autres sont réservés, voire hostiles. Chez les Pères Blancs, véritables sentinelles spirituelles du Sahara, l’accueil chaleureux est toujours de mise.

Un mois plus tard, Morès est en France. Il a compris que la frontière algérienne lui sera fermée et qu’il ne pourra compter sur un soutien français : « Au surplus, le danger est pour moi partout, et plus encore en France qu’ailleurs, avec les ennemis puissants et acharnés que je me suis faits. Je ne me sentirai en sécurité qu’au désert. » Il lui faudra jouer serré. D’autant plus que l’Histoire s’accélère.

1er mars 1896. Ménélik défait les Italiens à Adoua. Les Anglais, quant à eux, ont été chassés du Soudan par le Mahdi vainqueur à Khartoum. Morès veut transformer en réalité le cauchemar qui hante les esprits des hommes d’Etat anglais. Il décide de rejoindre le Mahdi pour lui offrir son concours. Forcer le destin, entraîner son pays à sa suite – par le haut fait accompli. Passer au Sahara depuis la Tunisie. A Tunis, il tient un meeting au Grand-Théâtre devant une foule enthousiaste à laquelle il prêche, contre l’impérialisme britannique, l’alliance franco-islamique et l’union des peuples méditerranéens. L’assemblée vote l’ordre du jour suivant : « Les Français, les Musulmans, les Méditerranéens, réunis à Tunis au nombre de deux mille, acclament l’alliance des Français et des Musulmans, ainsi que l’union des riverains de la Méditerranée, pour défendre les principes de l’autonomie et des alliances, et délivrer la terre et l’humanité du joug de la finance dont les Anglais sont, aujourd’hui, à travers le monde, les agents politiques. L’Assemblée envoie aux Musulmans qui combattent sur les bords du Nil leur sympathie et leurs vœux. » Morès le télégraphie aussitôt aux principaux journaux, au ministre des Affaires étrangères, et… au président du Conseil anglais ! On ne pouvait agir avec une plus tranquille audace, un plus parfait mépris du danger. « Paris fut tout étonné, déclare un journal des Etats-Unis, d’apprendre que Morès avait déclaré la guerre à la Grande-Bretagne… L’idée d’un simple individu jetant le gant à une nation qui représente trois cent millions de sujets semble ne drôlerie. Mais l’Angleterre prit la chose au sérieux… Elle connaissait le marquis, sa croyance dans la prédestination, son mépris de la mort. Elle savait les embarras qu’il pouvait lui causer… »

Morès engage une petite troupe qu’il arme de carabines. Pas un Européen avec lui. Il négocie avec les autorités de plus en plus réticentes. La sortie par le Sud tunisien lui est refusée. Morès n’a ni la protection, ni l’agrément du gouvernement français. Ce qui, auprès des tribus qui hantent le désert, revient à un permis de tuer. Aux fonctionnaires, on notifie la défense de favoriser en rien l’expédition. Morès joue au chat et à la souris avec les militaires pour passer la frontière.

Le pays de la peur

Enfin, en mai 1896, aux avant-postes du désert, il enfourche un méhara plus beau et rapide que les autres, une monture de chef, et lance la caravane. Il porte le chapeau de feutre à larges bords des cowboys, une veste de toile kaki et une culotte de cheval avec des guêtres de drap. Grâce à la sympathie qu’il soulève chez les officiers, il passe la fatidique frontière. Tartarin tragique, il s’avance vers son destin. Son camp présente un curieux de toutes les races indigènes : Arabes, Kabyles, Noirs, Touaregs des quatre coins de l’Afrique du Nord, une quarantaine d’hommes et davantage de chameaux. Un de ses guides est un petit vieillard, Brahim, un détrousseur de grand chemin qui se flatte d’avoir assassiné cinquante-neuf personnes. Mais il connaît tous les puits, toutes les pistes, et surtout tout le monde dans le pays de la peur. Morès l’a engagé, comme il a recruté des pirates pour former son escorte au Tonkin. « Elégance de grand seigneur qui prend un braconnier pour en faire un garde-chasse. »

La caravane s’enfonce dans le pays de la soif. Cheminer pendant de longues journées sous les rayons ardents du soleil, respirer un air embrasé et chargé de sable, provoque une soif ardente, inextinguible. Mais les puits font défaut. Toutes les préoccupations, tous les soucis, toutes les pensées disparaissent devant celle-ci : boire, boire, boire. Cette obsession hante les jours et les nuits. Parfois la caravane marche deux jours sans trouver de puits. Souvent il faut se contenter de l’eau tiède et fétide emportée dans les outres de peau de bouc, et encore la ration est-elle très réduite. Qu’importe ! Morès est enchanté : « C’est un second Far-West, plein de merveilles, pour peu que vous entriez dans l’esprit de ce pays en sympathisant avec l’indigène. (…) Nous sommes positivement en train d’ouvrir une route et, si je puis dire, de créer une grande agitation dans le désert. »

Au hasard des rencontres – mais rien n’arrive par hasard dans le grand désert -, Morès est prévenu : certains de ses hommes sont des traîtres, des complots d’ourdissent, des guet-apens se préparent… Il s’attache des guides plus sûrs sans congédier les anciens. Naïveté ou générosité ? Grandeur d’âme ou mégalomanie ? Sans doute ne peut-il plus reculer, l’expédition est trop avancée, comment licencier toute une caravane en plein désert ? Ce serait l’échec, l’abandon… Cependant, les chameaux sont épuisés, les chameliers indisciplinés, aller plus loin serait une folie… Morès croit aux Touaregs qu’il doit joindre quelques jours plus tard, fantasmatiques guerriers du désert dont il espère faire des compagnons de voyage et de lutte.

« Les dunes succèdent aux dunes. De leur crête, l’œil n’aperçoit que de nouvelles dunes, puis çà e là, fuyant au loin, la robe claire d’une gazelle ou la fière silhouette d’une antilope. Le vent souffle. Une poussière fine et rouge pénètre jusque dans la fermeture des carabines et dans le boîtier des montres qui s’arrêtent. L’air monte en frissonnant dans le ciel de saphir. Derrière ces ondes enflammées, tremblent et s’effacent les contours de l’horizon. Une lumière éblouissante incendie le morne paysage. »

1er juin. Premiers Touaregs. Une bande de sept méharistes apparaît. Ils se disent envoyés au devant de l’explorateur. Ils le sont, mais pour l’attirer dans un piège ourdi par leur chef, Bechaoui, en accord avec le vieux brigand Brahim. Le marquis leur fait donner de la farine d’orge qu’ils engloutissent gloutonnement sous leurs voiles. Ils restent masqués. 2 juin. Le guide qui dirige la caravane est de mèche avec les assassins et l’égare volontairement, tournant autour de la destination. Les heures passent, rien à l’horizon. Les chameliers se révoltent, refusent d’avancer. Morès envoie les guides chercher de l’eau, l’incertitude règne, il faut camper n’importe où. Morès se décide à faire halte, il place des sentinelles aux quatre coins du camp, et toute la nuit reste debout, veillant.

3 juin. Les guides soi-disant perdus reviennent au campement, accompagné de Bechaoui, chef d’une tribu pillarde. Par groupes de cinq ou six, d’heure en heure, les Touaregs voilés de noir arrivent, presque tous armés de lances, de sabres, et d’un poignard fixé sur un bracelet au poignet droit. La stature de ces beaux Touaregs, leur démarche noble, leur allure de grands fauves, font impression sur Morès. Il les accueille cordialement, leur fait servir du couscous, du riz, des conserves de poisson…

Le soleil s’incline à l’horizon, arrive l’heure de la prière du soir. « Ce soir-là, au coucher du soleil, les Arabes se mettent sur un rang, les Touaregs sur un autre, au milieu Morès, le preux, le descendant des Croisés. » Seul debout parmi les musulmans prosternés, les bras croisés, Morès récite le Notre Père. Il décrit avec enthousiasme cette scène dans sa dernière lettre à sa femme : « Le camp était magnifique… C’était la réunion de deux mondes. » Mais la nuit voit se former déranges conciliabules, et Morès fait poster des gardes autour de sa tente.

4 juin. Ayant négocié pour continuer la caravane avec les seuls Touaregs, Morès congédie ses guides et chameliers, hormis quelques serviteurs et interprètes. Pendant la journée, l’invasion du camp continue, non plus seulement par des hommes, mais par des femmes et des enfants. Morès offre aux visiteurs vivres et présents, prend une photographie de la fillette du chef Bechaoui, et dans son aveuglement, donne à ce dernier une carabine à répétition. Cependant les nouveaux chameaux promis n’arrivent pas, et les journées se passent, lentes, dans l’inaction… Pour passer le temps, l’ancien officier s’amuse au tir : il fait lancer en l’air des bouteilles vides et les brise, sans en manquer une seule, à coups de revolver, spectacle voué à inspirer la crainte – sinon le respect. 6 juin. Un groupe de cinq Chambaa montés sur des chameaux apparaît pour proposer ses services. Morès décline l’offre, ayant déjà engagé les Touaregs. Les hommes s’éloignent alors non sans violentes récriminations et, chose étrange, vont retrouver Bechaoui et ses hommes avec lesquels ils fraternisent malgré l’animosité qui divise les deux tribus. La même proie rapproche les prédateurs. La nuit, de longues palabres nocturnes scellent le sort de l’aventurier. 7 juin. Morès écrit : « L’avenir nous réserve peut-être des surprises. »

8 juin. Morès découvre que son beau méhara blanc a été volé. Il comprend qu’il est seul, à la merci des nomades. Il s’endort cependant, d’un sommeil profond, abandonné à la Providence.

Mort d’un lion

9 juin. Morès se lève. Quelqu’un durant la nuit a tiré sa malle hors de la tente, tout le contenu gît, dispersé, arraché. Morès évalue le danger. Il faut agir, avancer ! Le sort en est jeté.

Il monte à la tête de la caravane une chamelle malingre et rétive, les mains appuyées sur la croix que forme l’arçon de la selle. A sa droite, des Chambaa, à sa gauche, des Touaregs. Les heures matinales passent, lentes dans la plaine caillouteuse parsemée de buissons épineux. Il faut se serrer pour passer entre les branches…

Brusquement Bechaoui, collant sa monture, se jette sur la carabine du marquis, tandis que d’autres tirent sur la courroie de son revolver avec une telle violence que le cavalier roule à terre, où il reçoit un coup de sabre sur le front. Le feutre épais de son chapeau amortit le choc ; la blessure est légère, mais saigne abondamment. Morès tenant au poing le revolver qu’on n’a pas réussi à lui arracher étend raide mort son agresseur. Il abat deux autres hommes, renverse les autres pour bondir hors du cercle mortel. La tentative d’assassinat a échoué. Il va falloir livrer bataille. Les bandits réfléchissent. Du renfort arrive, qui passe à l’offensive. Calme, comme à l’exercice, Morès abat deux nouveaux guerriers. Les Touaregs s’arrêtent.

Comme Roland s’adossant à un pin, Morès court vers l’abri d’un grand arbuste, recharge son revolver, essuie le sang qui inonde son visage, et attend. Les hommes voilés ont tout leur temps. Ils forment un grand cercle autour du jujubier, hors de portée du revolver. Ils sont bientôt quarante, la fusillade crépite, les balles soulèvent le sable autour de Morès sans l’atteindre. Le soleil monte et darde ses rayons de plomb. La chaleur devient torride. Les Touaregs envoient un émissaire, Morès le garde en otage, et l’arrête d’une balle dans les reins lorsqu’il tente de s’échapper.

La bataille reprend sous le soleil de midi. Deux hommes ont rampé de buisson en buisson, tapis à portée de tir. Ils font feu. Une balle atteint Morès au flanc droit, l’autre à la nuque. Il reste debout. L’un s’élance et lui enfonce son couteau entre les deux épaules. Il tombe. Les Touaregs accourent, et achèvent à coups de sabre et de poignards le moribond avant de piller sa dépouille. Là où est le cadavre, là se trouvent les vautours… Puis le corps est traîné à l’écart de la route par une corde accrochée à la cheville, à l’abri d’une touffe d’herbes hautes. Les chameaux sont déchargés, le butin est partagé non sans disputes, puis tous se dispersent. C’est fini.

Brave comme Morès

Les nouvelles vont vite dans le désert. Interdiction aux militaires français de rechercher la dépouille. L’un d’eux, jeune lieutenant qui avait ignoré les ordres et favorisé le passage de Morès, dernier compatriote à l’avoir vu vivant, envoie deux indigènes chercher le corps. Ils le retrouvent le 27 juin, l’enferment dans un sac de cuir qu’ils chargent sur le dos d’un chameau. La main droite du marquis est crispée dans la position du tir au pistolet. A cette nouvelle, toute la France s’émeut. Le 14 juillet 1896, alors que le corps vient d’être rapatrié à Marseille, la foule jette des fleurs sur le cercueil recouvert d’un drap tricolore. A Paris, enterrement grandiose, dignes d’un grand – funérailles nationales et populaires qui voient se côtoyer tous les compagnons de Morès – ses pairs aristocrates, haut et bas clergé, mais aussi toute la foule des ouvriers, des garçons bouchers, des cochers, tout le petit peuple de Paris. Plus de cent mille personnes se pressent dans et autour de la cathédrale. Lorsque le roi d’Angleterre, Edouard VII, apprend la mort de Morès, il s’écrie : « S’il avait été Anglais, je l’aurais fait vice-roi ! »

Cependant, la République ne fait rien pour venger Morès, qui l’a tant malmenée. Ses assassins se promènent impunément dans les territoires sous influence française. Un an se passe, l’opinion s’indigne. La marquise de Morès, résolue d’agir seule, met à prix la tête des meurtriers. Fin 1897, une lettre en arabe circule en Algérie et Tunisie :

« De la part de l’illustre, distinguée, noble dame, la marquise de Morès, femme du défunt (objet de la miséricorde de Dieu) marquis de Morès, assassiné et trahi à El-Ouatia, pays de Ghadamès, salut, miséricorde et bénédictions de Dieu.

Et ensuite, sachez, ô croyants, que je m’en remets à Dieu et à vous, parce que je vous sais virils, pleins d’énergie et de courage. Je demande votre concours pour venger la mort de mon mari sur les assassins. Je suis une femme, la vengeance ne peut se faire par ma main ; c’est pourquoi je vous informe et vous jure, par le Dieu unique, que celui qui prendra et livrera aux autorités, à El-Oued, à Ouargla, ou à El-Goléah, un des assassins, je lui donnerai où il voudra, mille douros. Je donnerai deux mille pour deux, trois mille pour trois. Quant aux principaux, le Targui Béchaoui, et le Châambi El-Khéir-ben-Abd-el-Kader, je donnerai, pour chacun, deux mille douros. Et maintenant comprenez et apprêtez-vous, et Dieu vous donne le succès !

Et salut.

Marquise de Morès. »

L’an suivant, les assassins sont capturés et livrés. Début 1899, le procès s’ouvre. L’un des meurtriers est condamné à mort. Il demande à la marquise de signer son recours en grâce. Grande âme, comme son mari, elle appuie la supplique, le président de la République l’agrée.

Chez les Touaregs, Morès est devenu une légende, El Seid, le Cid, comme chez Corneille. L’homme qui lutta seul une matinée entière contre quarante ennemis. Quelques décennies plus tard, on pouvait encore au Sahara entendre dire « brave zaï Morès. » Brave comme Morès.

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